1940-45 : Les réfugiés

De 1940 à 1944, par vagues successives et d’origines diverses, des personnes chassées de chez elles par la guerre viennent se réfugier à Treillières. Au-delà des drames individuels témoins d’une tragédie collective il y a le choc de deux mondes (le citadin et le rural) qui jusqu’alors se toisaient, voire se méprisaient et qui vont devoir cohabiter dans des conditions difficiles. A travers la trame de l’Histoire documents et témoignages racontent cette étrange « partie de campagne ».

Le 3 septembre1939 la France déclare la guerre à l’Allemagne. Le curé de Treillières, André Prévert, note dans le Livre de paroisse : « 3 septembre. Date lugubre ; une fois de plus la France est entrée en guerre ; et pour combien de temps ? Et pour quel résultat ? ». Le soir, de 20h à 20h45, alors que la nuit ennoie la campagne, au petit clocher du village sonne le glas, oppressant, interminable, réveillant les fantômes de 1914-18. Cette fois-ci il n’y aura pas de tranchées, mais une longue guerre d’attente de 9 mois que l’on surnomma « La drôle de guerre ». Aussi quand les Allemands lancent l’offensive sur la France, la Belgique, le Luxembourg et la Hollande, le 10 mai 1940 on n’y croit plus trop à cette guerre. L’attaque allemande est fulgurante mais les Treilliérains n’en savent que peu de chose ; la presse sous contrôle minimise ou falsifie la réalité. L’ampleur de la catastrophe, ils vont la découvrir par les vagues successives de réfugiés qui viennent s’échouer sur le quai de la gare. Telles des épingles de couleur sur une carte d’Etat Major, les origines géographiques des populations déplacées déposées à Treillières par le train-omnibus, remis en service pour l’occasion, indiquent la progression de l’ennemi.

            Du 21 mai au 13 juin, 219 réfugiés sont accueillis sur la commune : des Belges d’abord, puis des habitants fuyant le Nord, le Pas-de-Calais, l’Aisne, la Normandie, la région parisienne…

1A la mairie, en juin 1940, on recense les réfugiés :
origine,  hébergement. Parmi eux des Juifs polonais et russes

Il s’agit de familles désemparées à qui le Conseil municipal accorde une allocation et un logement. Le maire montre l’exemple et accueille une quinzaine de réfugiés dans son château du Haut-Gesvres. La famille Desmortier, de Gesvres, en recueille 7, Durand, le charron du bourg, 6… On en loge 51 à l’école chrétienne.    

Chaque jour le train dépose son lot de désarroi sur le quai de la gare. Les réfugiés racontent la défaite, la débâcle. Le 9 juin le curé Prévert écrit : « Des nouvelles effrayantes nous parviennent ; la France est envahie ; Mr le curé invite ses paroissiens à prier avec ferveur pour la Patrie en danger ». Le 10 juin il note : « La première messe est célébrée pour la France au milieu de l’angoisse générale. Les nouvelles sont de plus en plus terrifiantes ; de plus en plus la Patrie est envahie. Qu’allons-nous devenir ? ».

L’armée française est en déroute. Le 14 juin les Allemands entrent à Paris. Le gouvernement français réfugié à Bordeaux se déchire : Paul Reynaud, Président du Conseil, démissionne le 16 juin ; le maréchal Pétain le remplace : il a 84 ans. Le pays est en déliquescence. Par toutes ses routes il se vide de sa substance, c’est « L’Exode » : 8 à 10 millions de Français fuient devant l’armée allemande suivant2 Belges et Luxembourgeois partis en premiers. A Treillières le curé Prévert écrit : « La route de Rennes pendant plusieurs jours va connaître un défilé interminable de voitures automobiles venant de Normandie, du Nord et de la région parisienne se dirigeant en hâte vers le midi de la France, sans savoir ni où ils vont, ni ce qu’ils trouveront mais fuyant éperdument l’invasion ».

            La nuit, harassés, les fugitifs dorment à la belle étoile dans les champs ou chez quelques habitants compatissants. Certains trouvent refuge dans le hall de la gare de Treillières où l’épouse du chef de gare, Irma Fraud, les soulage de son mieux, puis reprennent le lendemain leur fuite vers le sud.

Notre curé chroniqueur continue : « C’est le mercredi 19 juin vers 11 heures du matin que les premiers soldats allemands traversent en motocyclette le territoire de Treillières ; dans vingt minutes ils seront les maîtres de la ville de Nantes ; quelle douleur et quelle humiliation ! ».

            Le 25 juin, l’armistice signé par la France et l’Allemagne entre en vigueur. Au mois de juillet les réfugiés hébergés sur la commune rentrent chez eux. Peu à peu les villageois retrouvent leurs habitudes. L’angoisse du début a fait place à la résignation ; on s’accommode des circonstances ; on crée une nouvelle normalité : celle de « l’Occupation ».

3Arrivée à Treillières par la route, la guerre revient par le ciel. A partir du printemps 1941 les Anglais d’abord, et plus tard les Américains, commencent à bombarder les installations stratégiques de Nantes et de Saint-Nazaire : port, gares, voies ferrées, ponts, usines… Les escadrilles, à l’aller ou au retour de leur mission selon le plan de vol, survolent la campagne treilliéraine réveillant les batteries de DCA (défense anti-aérienne) postées aux portes de la ville. La commune ne fut touchée que deux fois par les bombes : le 31 janvier 1942 le « Café de la Belle Etoile »  est en partie détruit par une bombe ; le 20 mai 1942  une bombe tombe près de la Cathelinière sans créer de dégâts.

4A Saint-Nazaire on commence à évacuer les enfants vers la campagne proche au printemps 1941. En 1942, après le raid anglais contre la forme Joubert (opération Chariot, 28 avril) et l’intensification des bombardements, les autorités accélèrent les évacuations. A la mi-juillet 1942 il ne reste plus dans la ville que 650 des 4600 enfants recensés au début de l’année. En novembre toutes les écoles sont définitivement fermées. Les enfants ont été évacués en Afrique du Nord (104), en Suisse (50) et la plupart dans des internats aménagés dans les châteaux du département : Le Cellier, Mauves, Varades… Treillières.

En juillet 1941 au château de (bas) Gesvres qui appartient alors à la CRIFO, un organisme social fondé par de grands patrons nantais, arrivent 63 petits nazairiens. La maison est dirigée par Mademoiselle Raimbaud  assistée de Mademoiselle Le Chevalier. On y accueille des enfants de santé fragile par périodes de trois mois. Madeleine Blanc (aujourd’hui Madame Bruneau) y arrive en 1942, avec une trentaine d’autres réfugiées nazairiennes. Elle se souvient : « Le voyage se fait par train puis autobus et à pied du bourg de Treillières au château. C’était une très belle demeure avec chapelle dans l’enclos. L’accès se faisait par une belle allée. A Gesvres pas de classe mais plutôt un régime colonie de vacances. Le temps se partage entre jeux, promenades, chants, activités physiques dont gymnastique. Les dortoirs étaient surveillés par les institutrices. Le centre n’avait pas de contact avec les habitants de la commune. Des médecins passaient : reste le souvenir d’une enfant atteinte de la gale et de ses souffrances et cris lors du traitement ».

5Madeleine Blanc et de jeunes nazairiennes réfugiées  à Gesvres

Ses parents vinrent la voir deux fois puis, au bout de quelques mois la retirèrent de Gesvres. D’autres réfugiées la remplacèrent car le ballet incessant des bombardiers dans les airs vidaient les villes de leurs habitants.

6En 1943, Nantes subit des bombardements de plus en plus réguliers et de plus en plus destructeurs. Les plus violents ont lieu les 16 et 23 septembre. Le bilan de ces deux jours est catastrophique : 1463 morts, près de 3000 blessés, un millier d’immeubles détruits ou à raser, 20 000 sinistrés.

 

 

Au lendemain des bombardements le Préfet Bonnefoy fait paraître un décret ordonnant l’évacuation des enfants, des mères sans travail, des femmes enceintes, des vieillards et des infirmes. La ville qui comptait 210 000 h en août 1943 en perd rapidement de 70 000 à 100 000. Les partants se répandent dans les communes de Loire-Inférieure et des départements limitrophes. La majeure partie de la population retenue à Nantes par ses activités professionnelles quitte à son tour la ville le soir et en fin de semaine. Pour ceux qui ont trouvé refuge à Treillières on remet en service le train-omnibus Nantes-Blain.

La petite commune peuplée de 1470 habitants fait un bond démographique spectaculaire en accueillant d’un coup 650 Nantais. Cette population a besoin de logements et d’aides. La municipalité crée un « Service des réfugiés » qui fonctionne à partir du 1er octobre 1943. La responsabilité en est confiée à Madame Gilles, réfugiée elle-même, qui procure familles d’accueil, allocations, place dans les écoles pour les enfants, cartes d’alimentation (J1, J2, J3, A, T, V, C selon les catégories mises en place par Vichy). Pendant près de deux ans elle va tenir, sur deux cahiers d’écolier, un tableau des réfugiés indiquant en face des nom et prénoms de chacun, sa date de naissance, son adresse à Nantes et celle à Treillières, son statut de Ravitaillement et la date de son retour à Nantes. Certaines administrations nantaises sont également évacuées à la campagne ; c’est le cas des services de l’Etat-Civil de la Mairie de Nantes installés au château du Haut-Gesvres.

7A la mairie, le cahier des réfugiés est tenu avec soin de 1943 à 1945 par une réfugiée

Les réfugiés commencent à quitter Treillières à partir de septembre 1944 et les départs s’échelonnent jusqu’en juillet 1945. Mais les premiers partants sont remplacés, dès l’été 1944, par des habitants de la « Poche de Saint-Nazaire » qui ont réussi à s’échapper à temps de la nasse et des villageois situés à proximité de la ligne de front où se déroulent les combats. Ils sont originaires de Fay-de-Bretagne (36) Le Temple (23) Bouvron (18) Vigneux (17) Vue (8) Cordemais (7) Blain (4) Saint-Nazaire (2).

Les anciens réfugiés qui se souviennent aujourd’hui de ces « années noires » étaient alors des enfants ; pour eux le drame faisait partie du jeu de la vie et prenait une autre coloration. En 2012 une ancienne réfugiée, Geneviève Huart, se souvient de ses récréations à l’école de Treillières :

« J’ai passé mon année scolaire 1943-1944 à l’école publique des filles de Treillières. Petite-fille de Basse-Indre, j’étais « repliée », placée chez un ménage en retraite. Comment occupions-nous nos récréations ?

C’était une classe unique, nous n’étions pas très nombreuses dans la cour. L’hiver fut plutôt rude avec de nombreux jours de neige. Aucune fillette en pantalon bien évidemment, de grosses chaussettes jusqu’aux genoux, tenues par un élastique ! Et des galoches aux pieds, nous jouions beaucoup à courir : des courses, des jeux où il fallait s’attraper, des rondes chantées mimées, de vraies petites saynètes parfois, et ceci toute l’année, de grandes farandoles aux courses assez brutales pour les petites qui criaient de peur bien souvent, plaisir des « grandes ». Les récréations étaient abrégées à cause du froid vif et nous rentrions en classe pour nous chauffer autour du poêle, avant de reprendre le travail, avec des petites mains rouges et les engelures (ainsi qu’aux pieds) qui nous ont fait tant souffrir. Certaines camarades venaient à pied de deux ou trois kilomètres.

Aux jours meilleurs, de petits groupes se formaient, on jouait à la balle, au mur, par terre, on disait « jouer à la ballote » ou bien on traçait toutes les pièces d’une maison par terre (la cour et le préau étaient bien sûr en terre battue) et l’on jouait aux mères de famille ! Ou bien on sautait à la corde, mais peu de filles avaient une corde. Les « grandes du certificat » entretenaient un petit jardin avec la maîtresse ».

Les Treilliérains, émus par leur détresse font bon accueil aux réfugiés. En 1943 les deux quêtes qui rapportent le plus d’argent à la messe du dimanche sont celle « pour les sinistrés de Nantes : 5600 F. » et celle « pour les réfugiés : 3 800 F. ». Le curé Prévert s’en frotte les mains : «  Les comptes… ont marqué une hausse appréciable. Les nombreux réfugiés ont été la cause principale de l’excédent des places et des quêtes qui ont grossi notre budget. Et pourtant plus de la moitié d’entre eux n’assistaient pas, au moins régulièrement, aux offices de l’église ». (Livre du Conseil Paroissial, 15/10/1944)

Si dans l’ensemble réfugiés et autochtones cohabitent en bons termes et nouent des liens d’amitié qui ne se distendront pas la paix revenue, la promiscuité (on loge parfois à 7 dans 16 m2), aggravée par les difficultés quotidiennes de la vie en temps de guerre, provoque aussi exaspération, tension.

8En 1944 le curé Prévert n’organise pas de quête pour les réfugiés et ce sont les prisonniers qui profitent de la générosité des paroissiens (5490 F.). Lui qui se félicitait de l’effet bénéfique des réfugiés sur les comptes de la paroisse se fait plus sévère à leur égard quand la guerre se termine. Il s’en ouvre dans un message à l’évêque de Nantes : «… la promiscuité avec certaines familles de réfugiés qui n’avaient ni les goûts, ni le langage, ni la manière de vivre de nos familles rurales ont quelque peu changé les idées et les mœurs d’une partie de notre population. Que de fois n’avons-nous pas entendu des phrases comme celle-ci : « Comment peut-on vivre à Treillières ? Il n’y a ni bal ni cinéma »… Conséquence de tout cela : pratiques religieuses et vie chrétienne au ralenti. Je ne voudrais pas exagérer… La population de Treillières prise dans son ensemble est demeurée fortement chrétienne » et il estime le taux des pratiquants à 95 % de la population. Une vieille dame d’aujourd’hui, jeune fille alors, nous a confirmé, en d’autres termes, les propos de l’abbé Prévert : « Les réfugiés nous ont bien dégourdies ». 

 

 

Jean Bourgeon