1914 : “Mort pour la France”, une tombe et un nom pour l’éternité

Le 3 août 1914 Pierre-Marie Duflanc part de Treillières pour rejoindre le 265e  RI à Nantes. Il quitte cette ville avec son régiment le 5 août. Il écrit à sa famille pour la dernière fois le 21 août depuis Aulnay-sous-Bois qu’il quitte pour le front le 24 août. Il est tué à Ginchy (Somme) le 28 août 1914. Son corps et celui de ses camarades tombés au combat sont mis dans une fosse commune par les Allemands. L’officier du 265e RI chargé de faire l’appel des soldats, en ces jours d’août d’une grande intensité, rapporte les noms des tués mais en oublie 18, dont Pierre-Marie Duflanc, portés « disparus ». A Treillières, la famille est prévenue de la « disparation » au mois d’octobre. Jusqu’au retour des prisonniers de guerre, en 1919, elle va espérer revoir son « disparu ». En vain. Le 28 juillet 1920 le tribunal de première instance de Nantes déclare Pierre-Marie Duflanc « Mort pour la France » ce qui permet à sa veuve d’avoir droit à une pension et que son nom soit gravé sur le monument aux morts de la commune, inauguré le 13 mai 1923. Quand sa sépulture présumée est retrouvée, sa famille peut aller s’y recueillir grâce à la loi du 29 octobre 1921 qui enjoint aux compagnies de chemin de fer d’allouer chaque année un billet de 2e classe pour permettre aux veuves, ascendants et descendants de « Mort pour la France » d’aller sur leur tombe.

Le cas de Pierre-Marie Duflanc est instructif à bien des titres : sur l’inhumation des soldats tués au combat ; sur la notion de « Mort pour la France » ; sur les renseignements donnés aux familles pendant la guerre.

De la fosse commune à la nécropole nationale

            En France, tout au long du 19e siècle, les soldats tués au combat étaient inhumés dans des fosses communes. A l’époque ils ne portaient pas encore de plaque d’identité permettant de les identifier. Les Anglais sont les premiers, lors de la guerre des Boers (1899-1902), à utiliser la tombe individuelle surmontée d’un emblème indiquant l’identité et la religion du mort. Les Allemands les imitent. Au début de la guerre de 1914 l’armée française, malgré le port de la plaque d’identité, continue à utiliser la fosse commune, mais les soldats contestent cette pratique en retard sur les mœurs d’une société soucieuse de l’individualité. Ils prennent eux-mêmes l’habitude d’inhumer leurs camarades dans des tombes individuelles à proximité des lieux de combat ou des « ambulances », c'est-à-dire des hôpitaux de campagne.  La loi du 29 décembre 1915 leur donne raison en accordant aux militaires « morts pour la France » une sépulture individuelle et permanente dont l’entretien est confié à l'État à perpétuité.

C’est la loi du 2 juillet 1915 (modifiée par la loi du 28 février 1922)  qui a institué la mention « Mort pour la France », attribuée à toute personne militaire ou civile décédée des conséquences directes de la guerre. Elle donne droit à un hommage rendu à la mémoire de la victime (inscription sur le monument aux morts de la commune, diplôme d’honneur remis aux familles) et à des mesures de soutien en faveur des ayants cause (pupille de la nation, pensions, pèlerinage sur la tombe..). Les victimes bénéficient d’une sépulture perpétuelle on l’a vu, mais les familles peuvent demander le transfert et la restitution, aux frais de l'Etat, des corps des défunts dans le cimetière de leur choix.

Conséquence de la loi sur les « Morts pour la France » on crée, au ministère de la Guerre (loi du 18 février 1916), un « Service général des pensions » avec deux sections : l’une chargée de venir en aide aux familles des soldats décédés ; l’autre chargée des renseignements aux familles et à l’Etat Civil. On rajoute à la fin du conflit un « Service des sépultures » chargé de l’identification des corps, de l’organisation des cimetières et en particulier du regroupement des corps, inhumés dans les « cimetières de guerre », dans des nécropoles. Celles-ci sont confiées à l’Etat qui doit en assurer la construction et l’entretien (loi du 31 juillet 1920). Les communes sont aussi autorisées à créer dans leurs cimetières des « carrés militaires » pour recevoir les corps de leurs soldats.

De nombreux soldats de Treillières sont inhumés dans les grandes nécropoles nationales. C’est le cas par exemple d’Alfred Allais inhumé en 1915 dans un « cimetière de guerre » près du lieu de sa mort et transféré le 15 juin 1923 à la nécropole nationale Notre-Dame de Lorette à Ablain-Saint-Nazaire (Pas-de-Calais) ; de Pierre Cerclé, tué et inhumé le 23 septembre 1914 à Le Mesnil dans une fosse commune « près de la gare » puis transféré à la nécropole nationale de Villers-Carbonnel (Somme) ; de Pierre Daniel, inhumé « dans le secteur de Saint-Hilaire-Le-Grand-Auberive – fosse n° 30 » le 25 septembre 1915 puis transféré à la nécropole nationale de Bois-du-Puits à Auberive (Marne) ; de Jean Moreau, tué le 16 avril 1917 à Cuissy-et-Geny (Aisne), « inhumé à 20 m au nord du mur de clôture de la ferme de Cuissy – tombe n° 6 », puis transféré à la nécropole nationale de Cerny-en-Laonnois (Aisne) ; de Joseph Potiron inhumé à la nécropole nationale de Villers-Cotterêts ; de Pierre Rincé, inhumé à la nécropole nationale de Chesnaux-Château-Thierry (Aisne) ; de Alexandre-Louis Renaud, inhumé à la nécropole nationale de Rancourt (Somme) ; de Jean Brard inhumé à la nécropole nationale de La Croisée, à Souain-Perthes-Les Hurlus (Meuse) ; de Joseph Clouet, inhumé à la nécropole nationale de Saint-Jean-sur-Tourbe (Marne) et de quelques autres.

1La nécropole de Rancourt où est inhumé Alexandre Renaud

Les corps de 22 000 prisonniers de guerre décédés en Allemagne au cours de leur captivité furent aussi rapatriés. C’est le cas d’Henri Bazile, de Treillières, inhumé au cimetière du camp de prisonniers d’Ohrdruf (Allemagne) puis transféré à la nécropole nationale des prisonniers de guerre à Sarrebourg (Moselle). Il y fut rejoint par Joseph Chatellier, décédé et inhumé à Francfort puis transféré à Sarrebourg le 17 mai 1926.

5 100 corps furent rapatriés du front d’Orient tandis que d’autres furent inhumés dans de grands cimetières en Yougoslavie, en Grèce ou en Turquie (Seddul Bahr). Jean-Marie Nerrière, de Treillières, décédé le 7 août 1915 à Seddul-Bahr, des suites de blessures de guerre, y fut inhumé.

En 1924, 960 000 corps avaient déjà été exhumés, regroupés dans les nécropoles nationales ou transférés dans les communes. Les recherches et exhumations continueront jusqu’en 1935.

En 1919, le traité de Versailles, reprend les mesures du traité de Francfort, qui avait mis fin à la guerre de 1870-1871 : les anciens belligérants s’engageaient à entretenir les tombes des soldats  ensevelis sur leurs  territoires respectifs. Il existe des nécropoles allemandes, anglaises, américaines, canadiennes, australiennes, néo-zélandaises… en France et les carrés militaires des cimetières communaux contiennent, comme c’est le cas du cimetière de La Bouteillerie à Nantes, des tombes allemandes, anglaises, belges… Elles sont entretenues selon le même régime que les tombes françaises.

Les 265 nécropoles nationales dépendent de l’Etat par le biais du ministère chargé des Anciens combattants et victimes de guerre qui fixe les normes concernant la forme et la disposition des tombes, surmontées d’une stèle, et qui se charge de l’entretien de ces concessions perpétuelles.

2Tombes de soldats allemands au cimetière de La Bouteillerie à Nantes

Reposer dans sa terre natale

Très tôt les familles ont souhaité rapatrier les corps de leur défunt dans le cimetière communal. L’Etat n’a pu leur refuser cette faveur mais, pour des raisons financières, a cherché à les en dissuader. La loi du 31 juillet 1920 accorde le droit aux veuves, ascendants et descendants de soldats « Morts pour la France » de transférer les dépouilles, du cimetière où elles sont inhumées sur le front, au cimetière de leur commune aux frais de l’Etat. Une personne par famille a droit au transport gratuit pour aller assister à l’exhumation. Le décret d’application paraît le 28 septembre 1920 et la date limite pour le dépôt des demandes est le 15 février 1921, délai assez court au vu des démarches à accomplir.

Pour avoir dépassé la date de quelques jours, la famille de Pierre Cadou, de Treillières, devra payer les frais de transport. La famille de Pierre Ragot, qui souhaite rapatrier son corps à Treillières, reçoit des autorités chargées des exhumations un long courrier l’incitant à déposer le corps dans une nécropole nationale : « Je ne saurais trop insister sur les grands avantages que présenterait votre acceptation. En dehors de la haute idée morale qui découle de la réunion dans une même nécropole de tous ces héros et frères d’armes tombés pour la plus sainte des causes vous aurez la sécurité et la garantie matérielle d’un entretien parfait. En effet non seulement la concession perpétuelle y est assurée à chaque sépulture, mais encore l’Etat à la charge à perpétuité de ce cimetière qui sera aménagé et entretenu dans des conditions dignes de la France et de nos glorieux morts ».

Le corps de Pierre Ragot n’en fut pas moins rapatrié dans le cimetière de Treillières selon les modalités fixées par l’administration : les cercueils transférés sont regroupés à la gare de Creil, en région parisienne, puis, une fois par mois, un convoi apporte ceux destinés à La Loire-Inférieure à la gare de Nantes, où un entrepôt a été construit au passage à niveau de le rue Curie (Doulon), près de l’hôpital Bellier. De là ils repartent en train vers la commune de destination ou, à défaut de voie ferrée, un convoyeur vient les chercher. Les frais de transport de la gare de Nantes au cimetière communal, ainsi que les frais d’inhumation, sont à la charge des familles qui se font rembourser par la municipalité qui doit ensuite demander un dédommagement à l’Etat.  

3Télégramme du 5 juillet 1921 informant le maire de Treillières
que le corps de Pierre Ragot est arrivé à la gare de Nantes

Malgré la complexité des démarches, les courts délais, les courriers dissuasifs,  14 familles rapatrièrent les corps de leur défunt dans le cimetière de Treillières où la municipalité décida, en janvier 1921, de créer un « carré militaire » avec la « concession la plus longue possible ».
En Loire-Inférieure 76 convois rapatrièrent 770 soldats.

Aujourd’hui environ 115 000 sépultures militaires perpétuelles sont réparties dans les carrés militaires de plus de 2 000 cimetières communaux. Leur entretien est confié, sous le contrôle de l’État, via les services de l’Office national des Anciens combattants et victimes de guerres, aux communes, au Souvenir Français ou à toute autre association, dans le cadre de conventions passées avec le ministère de la Défense et des Anciens combattants. A Nantes la municipalité entretient les 1600 tombes du carré militaire, au cimetière de La Bouteillerie, tandis qu’à Treillières c’est le Souvenir Français qui veille sur les tombes des « Poilus » de 1914-18.

4Certaines familles refusèrent le transfert des dépouilles dans les nécropoles ou dans le cimetière communal préférant, pour diverses raisons, laisser le soldat sur le lieu de sa première inhumation. Ainsi Pierre Chatellier, de Treillières, est resté inhumé dans le carré communal de Cuise-La-Motte, commune où il fut tué le 19 mai 1915. Pierre Gergaud, décédé à l’hôpital de Legé (Loire-Inferieure) est inhumé au carré militaire du cimetière de cette commune. Joseph Violin, décédé à l’hôpital Broussais de Nantes est inhumé au carré militaire du cimetière de La Bouteillerie.

Certaines familles décidèrent d’édifier un caveau mortuaire ou un petit monument sur la tombe de leur proche tombé au front. En 1919, le père d’un soldat nantais du 265e  RI, tué à Ginchy comme Pierre-Marie Duflanc cité au début de ce texte, demanda l’exhumation des corps placés dans la fosse commune près du village de Guillemont le 28 août 1914, et leur identification pour restitution aux familles. Depuis 1914, d’autres combats s’étaient déroulés sur le site, rendant toute identification impossible, et l’Etat refusa. Alors il racheta la tombe collective et lança, dans un article de presse publié le 9 janvier 1920 par « Le Populaire de l’Ouest », un appel aux familles des soldats tombés à Ginchy pour y élever un monument portant les noms des victimes. 96 familles se manifestèrent, dont la famille Duflanc, de Treillières, qui purent, quelques années plus tard, aller se recueillir devant une sépulture privée, dont l’entretien est laissé aux soins des descendants ou d’associations (en ce cas précis le Souvenir Français).

Faire le deuil d’un disparu

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27 janvier 1916; le secrétaire particulier du roi d'Espagne écrit au maire de Treillières que les démarches entreprise par son ambassadeur à Berlin afin de retrouver Louis Bernard  n'ont rien donné

Tous les soldats tombés au front n’ont pas eu droit à une inhumation. C’est le cas des très nombreux « disparus », corps évanouis dans la terre qu’ils défendaient (21 disparus à Treillières). On l’a vu en commençant, avec le cas de Pierre-Marie Duflanc, les familles averties de la « disparition » d’un proche espèrent qu’il soit prisonnier, empêché de communiquer pour quelque raison. Aussi lance-ton des avis de recherche

Louis-Marie Bernard, de Treillières, est porté disparu le 10 mai 1915. Le 17 juillet suivant, la famille reçoit le télégramme officiel lui annonçant la terrible nouvelle; mais celle-ci ne se résigne pas à cette disparition et demande, par l’intermédiaire de la mairie, à ce que l’ambassadeur à Berlin d’un pays neutre (l’Espagne) vérifie si leur fils n’est pas prisonnier en Allemagne. Hélas !

            Pour avoir la liste des prisonniers de guerre français en Allemagne, autorités laïques et religieuses se démènent. Le curé Paquelet, à Treillières, contacte tantôt l’Agence du prisonnier de guerre, mise en place par un groupe de députés, tantôt le Vatican. Le 13 avril 1916 il écrit au pape Benoît XV pour lui soumettre une liste de 13 disparus de sa paroisse dont il espère des nouvelles. Le 20 avril suivant un des Secrétaires d’Etat du Vatican lui répond que des recherches allaient être entreprises. Elles ne donneront rien.

            Des nouvelles des disparus arrivent parfois par le biais de la Croix-Rouge. Le 30 janvier 1918, celle-ci prie le maire de Treillières d’avertir la famille de Jean-Marie Deniaud que : « Une liste officielle allemande N° Z.N.B., fait connaître que l’on a recueilli sur le champ de bataille une plaque d’identité portant les inscriptions suivantes : Deniaud Jean Marie 1908 Nantes 1095 – 05973 ».

            Après la fin des combats, et jusqu’en 1935, on recherche et l’on retrouve, des restes de disparus. C’est le cas de Jean Marie Brard disparu au combat le 28 septembre 1915, présumé prisonnier, dont la dépouille est retrouvée en septembre 1920.

            Les familles de disparus vivront des heures angoissantes jusqu’au retour des prisonniers de guerre, en 1919. Ce sera pour elles la fin des illusions et le début d’un long et difficile  deuil.

             C’est pour  aider ces familles, dont les corps des proches avaient soit disparus, soit été enterrés dans des cimetières lointains, à faire leur deuil, c’est pour pallier cette absence des corps, que l’on se décida à élever des monuments aux morts qui, à la différence de ceux, anonymes, érigés après la guerre franco-prussienne de 1870 – 71, porteraient, gravé, le nom (et parfois comme à Treillières, une photo sur une plaque émaillée) des soldats tombés au combat. On reprenait là une démarche initiée par Rudyard Kipling, dont le fils avait disparu à la guerre, et qui écrivit cette phrase qui figure dans les nécropoles britanniques : « Le nom restera pour toujours ».

Jean Bourgeon